Charlotte, 31 ans, se glisse dans les entrepôts des plus grandes maisons de couture pour leur dérober leurs plus jolis tissus. Des matières sublimes, de haute qualité, qui, sans elle, seraient sans doute brûlées ou jetées. Elle les transforme ensuite pour nous habiller en Sé-Em…
Hello Charlotte. Peux-tu m’expliquer ton parcours dans le stylisme?
« J’ai fait des études de stylisme à la Cambre. J’avais pas mal de stages à faire: en troisième année, je me suis rendue chez Elie Saab. J’avais envie de me glisser dans les coulisses d’une maison de haute couture, après avoir travaillé dans des plus petites boîtes. En quatrième, j’ai fait mon stage chez Balenciaga et en dernière, chez Nina Ricci! J’ai été engagée chez cette dernière, pour la ligne prêt-à-porter femme. Mon travail consistait à retranscrire l’histoire que le directeur artistique avait en tête pour les deux défilés annuels. Il faut dessiner, rechercher des finitions, des volumes… J’y suis restée 3 ans. »
Pendant ces stages, tu as pu observer comment ces maisons de couture géraient leur stock de tissu…
« Je m’en étais déjà rendue compte pendant mes études. On jetait tellement de quantité par rapport à ce que l’on commandait. Mais j’ai toujours essayé de limiter la casse: en stage, quand un couturier jetait quelque chose dans le studio, j’accourais pour le récupérer, que ce soit un bout de cuir, une perle, etc. Je ramenais aussi souvent des rouleaux inutilisés à la fin de mes stages. Je trouvais ça super de travailler avec de si belles matières, d’autant plus que je devais me débrouiller avec mon budget d’étudiante. Nina Ricci est une marque relativement responsable, avec une petite équipe. C’est une structure vachement plus consciente que certains gros groupes et pourtant, il y a déjà pas mal de gaspillage. Vu que les bureaux parisiens manquent souvent d’espace, les marques envoient les restes de rouleaux en dehors de Paris. C’est une bonne façon de fermer les yeux. Ce qui est absurde, c’est qu’ils pourraient en faire don à des écoles de couture, mais ça coûte moins cher de les détruire que de les faire livrer là-bas. Au bout du compte, ce qu’ils veulent, c’est perdre le moins d’argent possible… »
C’est à cause de ça que tu a démissionné?
« J’ai claqué la porte, sans aucun plan en tête et je me suis envolée pour le Liban, voir ma grand-mère qui vit là-bas. Puis, quand je suis rentrée à Paris, je me suis retrouvée dans mon minuscule appartement, entourée de tous ces rouleaux que j’avais amassés. Je me suis dit: je dois faire une collection avec tout ça! D’abord pour moi… Et puis, pourquoi pas à plus grande échelle? On a réfléchi avec mon copain et mon frère à un vrai business model et hop, je me suis lancée! »
Comment t’y es-tu prise pour que les maisons de haute couture acceptent de te vendre ces rouleaux inutilisés?
« Je les ai rappelés en leur disant que je détestais jeter et que je serais ravie d’acheter les tissus qu’ils n’utilisaient plus. Ils ont trouvé l’idée géniale. Chaque semaine, ils me proposaient des rouleaux. Je me suis retrouvée avec une quantité impressionnante. Au final, tout le monde finissait par venir me trouver: ‘attends, je connais quelqu’un chez Balengiaga’, ‘et moi, chez Givenchy’. En trois ans, j’ai sauvé 6 tonnes de tissu. Finalement, cela arrange les maisons de couture, qui voient le profit avant tout: grâce à moi, se débarrasser de leur stock ne leur coûte plus rien. En revanche, je ne peux pas utiliser leur nom pour mon propre marketing. »
C’était important pour toi de ne pas utiliser des matières existantes?
« Oui, je trouve ça primordial de ne rien produire de neuf. Il faut tout transformer! Produire, c’est toujours trop, par principe. Enfin à mes yeux. Aucune fibre n’est créée spécialement pour Sé-Em et c’est une grande fierté.
Idem pour les cuirs que j’utilise, ce sont toujours des échantillons. Je ne pourrais jamais me dire qu’on a tué un animal pour moi. Je suis pas anti-cuir mais ça me semble invraisemblable d’avoir des stocks de cuir et de ne pas les utiliser. »
Produire, c’est toujours trop, par principe. Enfin, à mes yeux. Aucune fibre n’est créée spécialement pour Sé-Em et c’est une grande fierté.
Pourquoi avoir choisi un atelier de production libanais pour les conceptions de tes vêtements?
“Je vais très régulièrement au Liban, depuis toujours. Ma grand-mère vit encore là-bas. J’avais envie d’un lieu que je puisse aller visiter régulièrement. Le Liban est un pays en crise, il ne faut pas se voiler la face, beaucoup d’ateliers ne bénéficient pas de conditions de travail décentes et je ne voulais pas bosser avec ce genre de personnes. J’avais aussi besoin d’un atelier qui puisse produire de relativement grandes quantités. Celui que j’ai trouvé n’avait pas l’habitude de travailler sur des vêtements d’aussi bonne qualité: j’ai dû les former, leur apprendre les techniques de haute couture que j’utilise. On essaye de faire de la réinsertion sociale à travers l’atelier. Beaucoup de personnes ont perdu leur travail ou éprouvent des difficultés financières. C’est important pour moi de pouvoir aider. »
Tu as l’impression que de plus en plus de personnes se détournent de la fast fashion?
« À moitié. Les vêtements, on les met sur soi, pas en soi. Tout le monde est d’accord de dire que c’est mieux de manger une pomme bio, mais plus rares sont les personnes qui vont se préoccuper de ce qu’elles enfilent le matin. Certaines personnes trouvent que c’est encore trop cher de payer une robe à 120 € et ça, ça me dépasse un peu, car je sais que ce n’est vraiment pas cher pour une robe créée dans un tissu Dior. Ma punchline quand on me dit que c’est trop cher? ‘C’est beaucoup d’argent, mais c’est aussi beaucoup de travail’. Au début, ce genre de remarques me frustraient mais, maintenant, j’ai appris à m’en détacher et à rester dans la bienveillance.
La société est en train de changer. On va devoir se tourner vers des entreprises plus locales. C’est la clé du changement et dans les années qui viennent, on n’aura pas le choix. On va devoir changer nos habitudes, de gré ou de force. Alors autant que ça soit de gré. Il y aura toujours des gens pour dire que l’artisanat est trop cher, mais moi, je peux dormir sur mes deux oreilles. C’est ce qui compte. »
La société est en train de changer. On va devoir se tourner vers des entreprises plus locales. C’est la clé du changement et dans les années qui viennent, on n’aura pas le choix.
Comment se passe le processus de création pour toi?
« J’ai du mal à créer chez moi, dans mon quotidien. Je suis obligée d’être en vacances pour concevoir mes collections. Sinon, c’est toujours secondaire par rapport aux urgences du quotidien. Alors je coupe tout, je pars, et je crée une collection en 10 jours. Tout part du tissu, chez moi: je vais fouiller les caves, les entrepôts, je caresse les matières et mes idées se mettent à danser. »
Souffres-tu d’éco-anxiété? Quelle est ta recette pour rester positive face à l’actualité environnementale?
« Oh que oui! J’essaye de ne pas me laisser envahir par mes angoisses. C’est un travail de tous les jours. On est dans une période ultra anxiogène. Puisque cela m’angoisse de penser trop grand, je réfléchis aux petites choses, au local, à ma famille, aux projets concrets. Quand j’angoisse, j’arrête de regarder le JT et je vais manger une glace avec Auguste, mon fils, ou je prépare des gyozas maison. Je pense à ma cliente du lendemain, au pop-up que je dois organiser… Ça m’aide de réfléchir comme ça. Et je me concentre sur les petites joies: une cliente heureuse de son achat, une invitation à participer à Slow Ho Ho (hihi). Ça me permet de me dire que bien que le monde tourne parfois de travers, il existe des choses vraies. On ne peut pas laisser l’angoisse nous gagner. Il ne faut pas qu’elle nous paralyse. Mais c’est difficile d’être conscient sans se laisser envahir. Ce qui m’aide aussi, c’est de me dire que je ne suis pas chirurgienne, je suis juste styliste! Je ne sauve pas des vies. Il faut garder ça en tête: ça aide à souffler! »
Quand j’angoisse, j’arrête de regarder le JT et je vais manger une glace avec August, mon fils ou je prépare des gyozas maison.
Qu’est-ce qui te motive à te lever chaque jour pour aller travailler?
« Le retour des clients! Si un artisan ou un créateur travaille, met tant de choses en place: c’est pour faire plaisir à celui ou celle qui achètera potentiellement son produit. Les retours positifs de la clientèle sont la chose la plus gratifiante et précieuse au monde. Et dieu sait que c’est gratuit! »
Pour découvrir toute la collection, rendez-vous par ici. Vous pourrez découvrir la marque lors de notre marché Slow Ho Ho, qui aura lieu du 8 au 11 décembre, dans notre atelier!
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